XVIII
RÉUNIS DANS LA MORT

Bolitho parvint sur le gaillard ; déjà le beaupré de l’Hyperion s’avançait au-dessus du passavant tribord du vaisseau amiral français et enfonçait les filets d’abordage entre les haubans de grand mât comme une lance gigantesque.

Le capitaine de vaisseau promena un regard circulaire sur les matelots et les fusiliers marins accroupis, puis hurla :

— A l’abordage, garçons !

Les deux coques se heurtèrent en grinçant et le commandant de l’Hyperion se jeta du bossoir, tailladant les filets d’abordage à grands coups d’épée ; il gigotait fébrilement pour prendre pied au-dessus du ruban d’eau sombre entre les deux murailles.

De l’autre côté de l’étrave du vaisseau français, le Zenith démâté donnait de la bande, tandis que son équipage opposait une vive résistance à une puissante vague de Français montés à l’abordage ; les marins anglais avaient dû se replier jusqu’à leur dunette ; les lames des haches et des sabres d’abordage lançaient des éclairs à travers la fumée, l’air était rempli de cris terribles et de râles d’agonie tandis qu’ils faisaient retraite en enjambant les cadavres de leurs malheureux camarades.

L’équipage de Bolitho, en sautant à bord du vaisseau amiral, désorienta quelque peu l’action engagée contre le Zenith : un signal de trompette ramena à bord un grand nombre d’abordeurs qui, faisant demi-tour, se mirent en mesure d’affronter cette nouvelle attaque qui les prenait à revers.

Le lieutenant Shanks se hissa sur le filet qui pendait ; son épée se balançait à son poignet tandis qu’il hurlait des encouragements à ses hommes. Un marin français barbu accourut sur le passavant et, avant même que Shanks ne pût faire une feinte, il l’embrocha de sa pique d’abordage : la charge était telle que la pointe s’enfonça profondément dans le thorax du fusilier marin. Shanks, avec un cri strident, tomba comme une pierre. Quand Bolitho baissa les yeux, il aperçut les jambes gainées de blanc du lieutenant qui gigotaient au-dessus de l’eau, agitées de spasmes de plus en plus violents au fur et à mesure que les deux coques, en se resserrant, broyaient fermement entre elles le cadavre réduit en purée.

Bolitho trancha la dernière maille du filet d’abordage et s’élança sur le pont du Français. L’assaillant de Shanks se tournait déjà vers lui, mais un second maître, poussant de hauts cris, écarta Bolitho d’une ruade et décapita le Français à ras des épaules d’un coup de sabre d’abordage.

L’équipage de l’Hyperion envahissait en masse le pont du Français ; il était de plus en plus difficile de faire le départ entre amis et ennemis. Bolitho déchargea son pistolet en direction de la barre à roue et vit le dernier timonier s’effondrer en gigotant sur le bordé fendu en éclats. Puis il s’adossa à l’échelle de poupe et croisa le fer avec un officier marinier aux yeux fous ; le combat faisait rage tout autour d’eux, corps à corps terrifiant de haine et de sauvagerie.

Bolitho vit arriver la lourde épée et para le coup en le détournant, puis frappa son adversaire au cou : le choc lui ébranla le poignet, et il pivota pour accueillir un autre ennemi tandis que le premier, projeté en travers de la lisse, se vidait de son sang par une énorme blessure à la gorge.

Le capitaine de vaisseau vit un de ses fusiliers marins planter sa baïonnette dans un aspirant qui hurlait, et son bosco, Tomlin, se frayer en direction du pont supérieur un chemin sanglant à l’aide d’une monstrueuse hache d’abordage qui semblait un jouet dans sa main ; ses épaules nues étaient couvertes de sang, mais l’on n’aurait su dire s’il s’agissait du sien ou de celui de ses victimes.

Un lieutenant français jeta son épée ; la bouche veule béant de terreur, il essaya de saisir le bras de Bolitho : il voulait se rendre peut-être en son nom propre, peut-être au nom de son vaisseau ; vaine démarche, les matelots de l’Hyperion n’étant pas encore disposés à entendre raison ni à faire quartier, encore moins à le demander.

L’homme gémit et se cacha le visage dans ses mains ; Bolitho vit en un éclair une lame de sabre d’abordage passer devant ses yeux et couper au niveau des poignets les bras du lieutenant qui s’effondra, les deux épaules sur la dunette. Le sergent Best, qui jouait de sa demi-pique comme d’un gourdin, s’avança en trébuchant pour rejoindre Bolitho au milieu de la masse grouillante des combattants ; il tirait derrière lui un officier français :

— Celui-ci, c’est l’amiral, commandant ! cria-t-il.

Il allongea une furieuse botte et un matelot déjà blessé poussa un hurlement avant de s’effondrer de côté, sur une couleuvrine abandonnée. Bolitho, à bout, resta quelques secondes interdit avant de reconnaître l’uniforme du petit amiral.

— Emmenez-le à l’arrière, sergent ! ordonna-t-il sèchement.

Le visage ravagé de l’amiral se détendit. Il ajouta :

— Amenez-moi ce pavillon, pour l’amour du ciel, et hissez nos couleurs au-dessus !

L’amiral tentait de dire quelque chose : voulait-il exprimer sa gratitude ? émettre une dernière protestation ? Toujours est-il que Best le remorqua derrière lui comme un sac : Bolitho savait que, sans la poigne de fer du fusilier marin, l’amiral français serait déjà mort. Il entendit Tomlin rugir comme un taureau :

— Tiens bon là-bas ! Faites-leur quartier !

D’un coup de pied, Bolitho fit glisser un cadavre qui encombrait l’échelle et il s’élança sur le passavant : de là, il constata avec stupeur que les matelots français jetaient leurs armes et se repliaient vers le gaillard. Du Zenith libéré s’élevaient de sauvages acclamations et, se retournant vers son propre navire, il vit les canonniers faire chorus, debout près des gueules fumantes de leurs pièces.

La vue des avaries de l’Hyperion l’aida à se ressaisir : du passavant du trois-ponts, le spectacle était terrible. Où que l’on jetât les yeux, ce n’étaient que cadavres et mourants. La muraille du deux-ponts était presque méconnaissable mais, du pont de batterie inférieure, nombre de têtes surgirent par les sabords pour joindre leurs voix aux cris de victoire et d’excitation barbare.

Un lieutenant abasourdi lui saisit la main et se mit à pomper sans merci, les yeux étincelants de plaisir :

— Je suis du Zenith, commandant. Oh, Dieu du ciel, quelle victoire !

Bolitho le repoussa rudement :

— Je vous confie le commandement de cette prise, lieutenant !

Il regarda de nouveau son vaisseau : la tête parfaitement froide, il vit l’étrave d’un autre navire français qui se dirigeait vent arrière en direction de la hanche opposée de l’Hyperion.

— A moi, Hyperion ! hurla-t-il. Repliez-vous à bord !

Le lieutenant le suivait toujours :

— Que dois-je faire, commandant ?

Bolitho regardait ses propres hommes se bousculer pour rejoindre leur bord.

— Le commandant Stewart est tombé au moment où nous avons coupé la ligne ennemie, commandant ! insistait le lieutenant.

Bolitho se retourna et le scruta gravement :

— Excellent. Conduisez ces matelots français en bas et mettez des piquets aux panneaux.

Il eut un coup d’œil pour les voiles en loques :

— Je vous suggère de faire embarquer ici tous les hommes valides de votre navire et de prendre le Zenith en remorque !

Il administra une bonne claque sur l’épaule de l’officier éberlué :

— Une bonne expérience pour vous !

Puis il se détourna et suivit le dernier de ses matelots qui rembarquait. Il trouva Herrick à la rambarde de dunette ; le second ordonnait à grands cris aux matelots présents sur le pont de larguer les grappins qui retenaient l’Hyperion à la coque du Français. Le lieutenant, en apercevant Bolitho, eut un hoquet de soulagement :

— Dieu soit loué, commandant ! Je vous avais perdu de vue dans la mêlée !

Bolitho sourit :

— Regardez par là-bas, Thomas ! Ce doit être le cinquième de la ligne française ! dit-il en désignant un navire de la pointe de son épée. Le quatrième a dérivé sous le vent : il ne risque pas de nous causer d’ennuis, avec son beaupré et son mât de misaine abattus !

Du pont, Rooke hurla :

— Nous ne pouvons nous dégager, commandant !

— Peste !

Herrick courut jusqu’aux filets de bastingage et regarda la prise :

— Nous avons dû évoluer plus que je ne l’avais pensé, commandant.

Il jeta un regard par-dessus l’épaule de Bolitho et sembla soudain très alarmé :

— Juste ciel ! Il vire de bord !

Il fit un grand signe aux hommes de la batterie tribord :

— Feu à volonté ! Et vivement, si vous voulez voir le soleil se lever demain matin !

Le commandant du nouvel attaquant avait eu tout le temps de calculer son évolution : comme le Zenith et l’Hyperion étaient engagés en combat rapproché avec le vaisseau amiral français et que Dash achevait de détruire les deux autres navires, le cinquième Français était remonté au louvoyage pour reprendre l’avantage du vent sans se faire voir, profitant de la fumée de la bataille.

Les hommes de l’Hyperion se ruèrent à leurs postes de combat avec une précipitation désespérée tandis que le Français virait lentement de bord pour se mettre dans la meilleure position : il allait lâcher une bordée complète à une distance d’environ soixante-dix yards. Il ne tenait pas à courir le risque d’un corps à corps mais, quand la double rangée de ses pièces d’artillerie vomit le feu, Bolitho sut qu’elle suffirait largement à le mettre en difficulté. Ce fut comme un vent brûlant qui annule sur son passage jusqu’au sens de l’orientation, abolissant tout repère : l’arrière de l’Hyperion encaissa de plein fouet la salve française qui le balaya avec la violence et la brutalité d’une avalanche.

Une énorme bouffée de fumée étouffante submergea le vaisseau ; au milieu d’un concert de hurlements et de jurons, Bolitho leva les yeux et, figé de consternation, vit que le mât d’artimon avait été fauché à moins de vingt pieds au-dessus de la poupe. Puis ses artilleurs répliquèrent d’une salve décousue et maladroite ; ils se déplaçaient à tâtons dans une pénombre tourbillonnante et glissaient sur les flaques de sang qui couvraient d’un dalot à l’autre le pont déchiqueté.

Bolitho évita d’un bond la vergue barrée qui s’écrasa en travers de la dunette, balayant les silhouettes égarées comme une hache géante. Il entendit rugir Gossett :

— La barre ne répond plus, commandant !

Il poussa un abominable juron :

— Hé, toi ! Retourne à ton poste de combat !

Le vaisseau français était toujours là, et brassait ses vergues en pointe afin de se rapprocher pour la bordée suivante ; pendant une brève accalmie, Bolitho entendit le tonnerre d’une canonnade plus lointaine et, à sa grande stupeur, vit les voiles et le gréement de l’ennemi vibrer avec violence tandis que plus d’un espar arraché tombait le long de son bord. A travers la fumée, il eut le temps d’apercevoir un instant des huniers au bas ris derrière le gréement du Français : il comprit que le commandant Leach avait soigneusement calculé le moment de son engagement pour lancer son frêle Harvester dans la lutte rapprochée contre les géants.

Au milieu du fracas et du grondement de la canonnade, on entendait tinter les haches : le commandant de l’Hyperion vit Tomlin qui houspillait ses hommes pour leur faire trancher toutes les manœuvres qui encombraient la poupe et retenaient le mât d’artimon fracassé ; une autre équipe faisait mouvement vers barrière, au milieu du carnage et de la destruction, afin d’aider Gossett à gréer un appareil à gouverner de fortune. Comment allait-il trouver le temps ? se demanda vaguement Bolitho.

Rooke ne se possédait plus : il descendait le long de la batterie tribord à grandes enjambées, battant la cadence avec son épée pour scander les efforts des canonniers hagards et sanguinolents qui enfonçaient de nouvelles charges dans les culasses et hissaient leurs pièces de douze à la contre-gîte pour la salve suivante. Plusieurs sabords étaient vides ; les canons renversés et les restes horribles de leurs servants étaient éparpillés avec une profusion obscène. Au-dessus du pont dévasté, les hunes et le gréement étaient festonnés de cadavres et d’agonisants. Une nouvelle charge de mitraille miaula à travers les haubans tel un héraut de l’enfer.

Rooke baissa son épée :

— Feu !

Bolitho sursauta au moment où les affûts bondirent sur leurs bragues ; à cet instant, Rooke fut arraché du sol et traversa tout le pont comme lancé par une main invisible. L’instant d’avant, il brandissait son épée et encourageait de la voix et du geste ses canonniers ruisselants de sueur : l’instant d’après, il gisait les bras en croix contre le pavois opposé, membres brisés et tordus, et le sang giclant d’une douzaine de blessures. Il avait dû recevoir une pleine charge de mitraille : il ne restait plus rien du lieutenant Rooke.

Des projectiles arrivaient en tous sens ; Bolitho se dit que le troisième vaisseau de la ligne française, bien qu’immobilisé par l’assaut du Tenacious, avait encore certaines pièces battantes. Aveuglés par la fumée, ses hommes tiraient au hasard mais parvenaient à mettre encore quelques coups au but, c’est-à-dire à toucher l’Hyperion par la hanche, ce qui ajoutait encore au carnage et aux avaries.

Bolitho se tourna et se figea comme une statue : un bref instant, il crut qu’il venait enfin de s’effondrer sous la pression nerveuse qu’il subissait. Au beau milieu de la dunette, en grand uniforme étincelant au-dessus des bordés défoncés et des tas de manœuvres arrachées, Pomfret inspectait l’abominable scène comme s’il était à l’abri de tout danger.

— Commandant ! hurla Allday. J’ai tout fait pour l’arrêter !

Il lâcha un juron choisi quand il fut bousculé par le lieutenant Fanshawe : celui-ci avait reçu une balle de mousquet en pleine poitrine et s’était écroulé contre le patron d’embarcation, tout en s’agrippant des deux mains à son bras.

Pomfret ne remarqua même pas le mourant :

— Alors, Bolitho, cette bataille ?

Bolitho se sentit pris de vertige :

— Le vaisseau amiral français est en notre possession, commandant, répondit-il. Deux autres au moins sont hors de combat, je crois.

Il se hâta de poursuivre :

— Si vous devez rester ici, sir Edmund, je vous suggère de marcher un peu : les Français ont des tireurs d’élite dans les hunes, et votre uniforme représente une cible de choix.

Pomfret haussa les épaules :

— Si vous le dites…

Il entreprit d’aller et venir de long en large sur le pont encombré et Bolitho lui emboîta le pas.

— Je suis heureux, monsieur, s’empressa Bolitho aux petits soins, de voir que vous vous portez mieux.

Pomfret eut un signe de tête indifférent :

— Juste à temps, ce me semble.

Il s’arrêta : Piper accourait fébrilement à travers la fumée, brandissant un vaste pavillon qui se plaquait sur sa poitrine ; il souriait au milieu de ses sanglots d’excitation. Il ne salua même pas l’amiral avant de lui crier :

— Voilà, sir Edmund ! Le pavillon de commandement ennemi ! Je suis allé vous le chercher.

En dépit de son épuisement, Bolitho ne put retenir un sourire :

— C’est votre victoire, monsieur. Voilà qui vous fera un beau souvenir.

Une balle de mousquet décoiffa Pomfret : Bolitho se pencha pour ramasser le bicorne de l’amiral et vit ce dernier désigner quelque chose de la main ; pour la première fois depuis des jours, il semblait montrer quelque émotion.

Quand Bolitho pivota sur ses talons, il comprit : Piper était à genoux, toujours drapé dans le pavillon ; il y avait un trou noir au beau milieu du tissu et, quand il tendit le bras vers l’aspirant, il vit son visage enfantin se crisper dans les spasmes de l’agonie. Puis le jeune homme tomba en avant, aux pieds de l’amiral.

Seton arriva en titubant à travers la fumée et s’effondra à côté de son ami, mais Bolitho le força à se remettre sur pied :

— Aux signaux, monsieur Seton !

Il lut l’expression d’horreur stupéfaite qui se peignait sur le visage du jeune homme, et poursuivit durement :

— Voilà votre nouvelle responsabilité !

Herrick regarda Seton s’éloigner comme un aveugle : ses chaussures glissaient sur les bordés éclaboussés de sang, ses bras ballaient le long du corps comme si la maîtrise lui en échappait.

Puis il se pencha sur le cadavre de l’aspirant, mais Pomfret l’arrêta d’un ton impérieux :

— Laissez-le là, monsieur Herrick ! A votre poste de combat !

Et sans un regard pour Bolitho ni pour son second, il retourna le cadavre de Piper sur le dos puis lui recouvrit doucement le visage du pavillon capturé :

— Quel brave jeune homme ! murmura-t-il. Si seulement j’en avais eu davantage comme lui à Saint-Clar !

Bolitho détourna les yeux avec effort et il perçut enfin que le tonnement des canons avait cessé. Quand il atteignit le pavois, il vit abattre le vaisseau ennemi : il larguait ses perroquets et sa coque s’enfonçait dans l’épaisseur de la fumée.

Tout autour de lui, les matelots se mirent à hurler et danser de joie ; quelques blessés se traînèrent jusqu’au passavant mitraillé pour assister au repli de l’ennemi et joindre leur voix au tumulte triomphal.

— Un signal du Tenacious, commandant ! lança Seton d’une voix blanche : « Deux vaisseaux ennemis rompent l’engagement ! Les autres ont amené leurs couleurs ! »

Bolitho agrippa la lisse, ses bras et ses jambes tremblaient sans qu’il pût les maîtriser : impossible, mais vrai ! Au milieu de la fumée et du chaos, il entendait les acclamations se répercuter par vagues comme si elles devaient durer toujours. Des hommes faisaient des cabrioles au milieu des débris pour se serrer la main, ou adresser un simple sourire à un ami qui avait survécu à l’horreur du combat.

— Commandant !

Bolitho s’arracha à la lisse, pris de la vague crainte de voir ses jambes se dérober sous lui. Il regardait, incrédule, Rowlstone à genoux sur le pont à côté de Pomfret. D’une voix tremblante, le chirurgien donna son verdict :

— Il est mort, commandant !

Il avait glissé la main à l’intérieur de l’habit aux galons d’or ; quand il la retira, elle ruisselait de sang.

— Mon Dieu ! murmura Gossett. Il devait déjà être blessé quand il est sorti sur la dunette, mais il n’a rien dit !

Il retira son chapeau cabossé et regarda l’amiral comme s’il le voyait pour la première fois.

— Quand le Français a doublé notre hanche, expliqua doucement Allday, un boulet a traversé la chambre à cartes.

Sous le regard atone de Bolitho, il baissa les yeux :

— Le pauvre Gimlett a été tué, et l’amiral a été touché par une éclisse.

Il baissa la tête misérablement :

— Il m’a fait jurer de ne rien vous dire : il m’a obligé à lui endosser son plus bel uniforme. Je suis navré, commandant, j’aurais dû vous prévenir.

Bolitho regarda dans le lointain :

— Tu n’y es pour rien, Allday.

Ainsi, Pomfret, en fin de compte, ne cueillerait pas les lauriers de la victoire ; mais il avait dû comprendre qu’ils lui étaient destinés. Son cerveau malade avait trouvé la force d’exprimer sa satisfaction de la seule façon qui lui fût connue.

— C’était un brave, hasarda Herrick d’une voix voilée, je dois vous le dire !

Bolitho regarda les deux cadavres côte à côte sur le pont défoncé : celui de l’amiral et celui de l’aspirant.

— Ils sont réunis dans la mort, Thomas ! dit-il durement.

Les nuages de fumée se dissipaient au-dessus des vaisseaux, et les destructions subies par les vainqueurs comme par les vaincus étaient maintenant bien visibles. Les deux derniers vaisseaux français faisaient maintenant route tout dessus : leurs commandants n’avaient plus grand-chose à craindre à présent, songea vainement Bolitho. Seul le Chanticleer, resté à l’écart de la bataille, avait encore quelques voiles en bon état mais, parmi tous les autres vaisseaux qui s’étaient affrontés, on n’aurait pas pu rassembler suffisamment de voiles pour en armer un seul : il n’était donc pas envisageable de leur donner la chasse.

Si seulement ces hommes pouvaient cesser de crier leur enthousiasme ! Il vit Inch s’avancer d’un pas mal assuré sur le pont supérieur, puis s’arrêter et regarder un instant le cadavre de Rooke ; il haussa vaguement les épaules, heureux d’être encore en vie, lui ; tous les survivants du navire se considéraient comme des sortes de miraculés.

— La vigie en tête de mât, lança Seton, signale des navires dans le nord-est, commandant !

Bolitho lui lança un regard vide ; les oreilles lui tintaient encore à cause du tonnerre de la canonnade, il n’avait rien entendu :

— Cette fois, continua Seton, ce sont des vaisseaux à nous, commandant !

Puis il baissa les yeux sur la dépouille de Piper et commença à trembler de tous ses membres.

Herrick le regardait tristement :

— Si au moins ils étaient arrivés plus tôt…

Il laissa sa phrase en suspens. Bolitho lui posa une main sur le bras et répondit avec douceur :

— Hissez un autre pavillon, Thomas : nous sommes toujours à bord du navire de Pomfret.

Puis il détourna le regard, l’émotion lui piquait les yeux :

— Et envoyez ce signal…

Il hésita, il revoyait les visages de tous ces disparus : Caswell, Shanks, Rooke, le petit Piper. Comme tant d’autres maintenant, ils s’étaient effacés dans le passé ; d’une voix plus assurée, il reprit :

— Hyperion à navire amiral : « Nous rejoignons l’escadre. »

Herrick salua et s’éloigna des fusiliers marins qui continuaient de trépigner d’allégresse.

Quelques instants plus tard, des pavillons montèrent aux drisses encore intactes pour remplacer le signal qui, grâce à Piper, était resté hissé pendant toute la bataille. Herrick avait pris la longue-vue des mains inertes de Seton et l’avait braquée sur les lointains vaisseaux ; ses lèvres bougeaient comme s’il parlait tout seul. Il se tourna et regarda Bolitho, puis dit avec grande douceur :

— Victory à Hyperion : « Bienvenue. L’Angleterre est fière de vous. »

Puis il se détourna : la détresse qu’il lisait dans les yeux de Bolitho était insoutenable.

Gossett se fraya un chemin entre les matelots jubilants et rendit compte :

— L’appareil à gouverner de fortune est gréé, commandant !

Bolitho se tourna et s’essuya le visage d’un revers de manche.

Puis il répondit doucement :

— Merci. Veuillez faire servir, monsieur Gossett.

Il passa les doigts sur la lisse fendue : il ressentait comme physiquement les souffrances de son vieux vaisseau.

— Nous avons encore une longue route à faire !

Gossett resta coi, mais Herrick secoua la tête : plus que tout autre, il savait que Bolitho parlait à son navire. Et c’était là quelque chose qu’il ne partagerait avec nul autre.

 

En ligne de bataille
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-09]En ligne de bataille(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html